On est le 18 mars, il est tard, je me fais chier. Le fardeau quotidien de ceux qui n'ont pas de vie, les célibataires passifs et victimes, qui rêvent d'écouter le clair de lune de Debussy en sirotant un verre de Bordeaux sur la terrasse nocturne, mais ne se donnent pas les moyens d'y parvenir. Les vieux, les inutiles, les indécis, qui n'ont pas su prendre en mains les tripes de la vie alors qu'elles dégoulinaient à terre, seppuku prématuré.
Le sujet de mon ire, toujours le même, c'est la déréliction salariée, le laxisme élevé en culture d'entreprise, l'absence de perspectives en sus de celle, encore plus cruelle, d'une direction capable de prendre des décisions. Un amas larvaire, piteux et pitoyable, carpette lamentable, qui ne peut que s'incliner devant les faits, déplorer et dans ses rares moments de lucidité (fierté?) hiérarchique, évoque le passé comme malheureusement tel qu'il est, inéchangeable, mais les perspectives conjointes d'un présent imparfait et d'un futur conditionnel comme phares dans la nuit abyssale de l'évolution de carrière.
Pangolin transparent n'est plus transparent, juste opaque, comme avant. Il n'use plus de transparence, il s'est rendu compte qu'on se foutait de sa gueule, comme si l'on ne le voyait pas venir, ongulé débordé et suant. Pauvre pangolin. Ces derniers faits et gestes l'apparentent plus à un mollusque qu'à autre chose. Et c'est le dernier rempart qui tombe: celui du respect. Devant ma juste et répétée colère, pangolin fait tapis, devient tout rouge, s'excuse platement, m'assure de la conjugaison précédemment citée. Pauvre bête. Je suis sur les nerfs, j'essaie de le pousser à bout, provoquer une réaction, quelque chose, une marque de fierté, quelque chose qui en ferait un chef, un leader, un chef de pack. Mais non, il courbe l'échine, bafouille et puis ne fait rien. Pauvre bête. Pitié et mépris. J'en ai fini de te chercher des excuses, par aveuglement, par attachement, cette stupide habitude animale de chercher un alpha. Mais non, tu n'es pas un alpha, même pas un chef de meute vieillissant. Tu fus, tu n'es plus.
Et moi je suis le négatif, le subversif, qui remue la vérité là où elle sent le plus. D'aucuns prétendront que je provoque de moi-même mon autarcie, mais on n'en est même plus là. Le bureau est atteint par cette anesthésie lente, la torpeur insidieuse de l'échec. Personne ne croit en nos objectifs de l'année. Parce que le pangolin n'y croit pas lui-même ou n'en donne que médiocrement l'illusion. Temps de se casser, diront tous. Oui. Je m 'éternise, parce que je suis fidèle, donc lent, donc indécis. Quel con, ce coyote. Le moindre rongeur opportuniste t'a déjà doublé. Tu restes sur un trône rongé de toutes parts, valeur ajoutée potentielle, oubliée dans un bureau monochrome égayé rarement par le sourire creux d'une blonde étrangère. Qu'est-ce que tu fous là, toi qui te vantes de ne croire à rien?
Je regarde M, cette après-midi. Je me dis qu'elle ressemble à Rochelle, dans L'automne à Pékin, de Boris Vian. Amusante analogie (à plus d'un titre). Elle ne me dit rien, si, d'une façon, elle me motive. C'est elle qui m'a poussé à me bouger l'arrière-train, lancer des candidatures, chercher. Alors ce sera un peu grâce à elle si je me retrouve enfin, un jour prochain, dans un vrai travail, où je n'aurai plus besoin de combler mon ennui par des métaphores animalières, La Fontaine exilé. Non, je travaillerai pour de vrai, à de vraies choses, avec de vrais problèmes, de vrais échecs, de vrais succès, des vrais gens, pas des masques velus factices pour couvrir le vide. Je ne dirai jamais en ces lignes pour quelle entreprise j'ai travaillé, il m'est suffisant de vivre avec ce souvenir faisandé de promesses futiles, de trahisons et d'ascension limitée. Ou cette illusion que l'argent nivelle tout. Je ne leur ferai pas l'honneur de leur faire de la publicité. L'internationale de la banane passe, il est temps de courir avec les vrais professionnels.
Vivement le week-end, loin d'ici, là où comptent les choses importantes.
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