jeudi 29 novembre 2007

Ils aiment leurs enfants, eux aussi

Chaque visite à Budapest me replonge dans les mêmes pensées. Budapest est pour moi une ville triste. D'accord, c'est mon histoire, ma petite variante personnelle, pas l'Histoire avec un grand H. Mais subjectivement, je trouve Budapest déprimante. Pourquoi? Budapest est pourtant une grande ville, une capitale, un lieu chargé d'Histoire. Ceux qui y vont en reviennent enthousiastes, dépaysés, parfois dithyrambiques. Ils sont des flopées à voyager dans cette direction, sac à dos et guide étranger, je les vois dans le train de nuit, passent 2-3 jours là avant de continuer, vers l'est ou vers l'ouest. Alors quoi, suis-je aveugle, à jamais terni dans mon Europe centrale? A ceux à qui je dis que j'étais récemment à Budapest, qui alors le regard illuminé et souriants me retournent: "Et c'était bien, hein?", je réponds un faible "Oui...", sans fioritures, sans enluminures, froid, je ne peux pas faire autrement.

Pourtant, là-bas, il y a mon Petit coyote, des collines, la possibilité de hurler à la lune en chœur ou de courir en haut, en bas, au bord de la rivière. Mais ça, on pourrait le faire n'importe où. Alors là-bas, qu'est-ce que je vois? Un délabrement triste, une décadence immobilière, un sentiment gris de survie combattante. Des contrastes, trop de contrastes. Quand je suis là-bas, je ne fais que passer, j'atterris dans les beaux quartiers, ou ce qui s'en rapproche le plus. Mais les maisons neuves et imposantes, cernées de portails électriques et de luxe bétonné, côtoient toujours de bas immeubles à la couleur ternie, où le hall d'entrée sent le gaz et aux intérieurs modestes, bien que fonctionnels. Les petits vieux courbés serrant leur cabas sont ici aussi, a côté des limousines étrangères. Le parvenu aura un tracteur, modèle Porsche toutes options, pour gravir les rues lentement délabrées des collines, à toute vitesse, il ne faudrait pas perdre leur élan. A côté, on trouvera des modèles plus modestes de petites voitures japonaises, protégées cependant par des cadenas sur les volants.

Car les portes d'entrée sont rarement dénuées d'un surnombre de serrures ou d'une installation d'alarme clignotante. Ceux qui n'en ont pas ont un chien. Beaucoup de chiens, ici. Au regard de la modestie des installations intérieures, que je peinerais à qualifier de multimédia, je me demande ce que cherchent les cambrioleurs, ici. Une occasion, juste une occasion. Il n'y a pas d'écran à plasma ni de home entertainment server Dolby 9.2 derrière cette porte, juste un modeste micro-ondes, une machine à laver, une radio, une télé modèle 1995. Le luxe est illusoire. Beaucoup s'installent des semblants de colonnes en marbre ou de cabines de douches perfectionnées, multijet massant etc. Ce qu'il en reste six mois plus tard est désespérant, la porte en verre de la douche est sortie de son rail, ferme à peine. Le robinet reste dans la main à toute tentative de le tourner. Les colonnes de marbre changent de couleur, se décollent. Les signes d'une capitalisation trop urgente, trop rondement menée par certains sans scrupules?

Les habitudes de consommation de l'ouest sont hors de place ici. Le capitalisme ne passe pas vraiment. Le sentiment d'un adolescent grandi trop vite, trop soudainement, à qui il manque maintenant dix centimètres de longueur de pantalon et décide de s'habiller deux tailles au-dessus pour compenser. Je ne leur en veux pas, pourquoi devrais-je? J'ai juste ce sentiment triste, parfois. Et je me demande si, d'une certaine manière, ils n'étaient pas plus heureux, avant. Ils se le demandent, eux aussi. Pourchasser des rêves qui ne sont pas les leurs, cependant dictés par les médias et une globalisation galopante, n'est pas une situation enviable.

Le long de la voie ferrée, je vois, au milieu du paysage, ce que mon arrogance précieuse d'occidental gâté nommerait des semblants de bidonvilles. Au centre, derrière les palissades des chantiers permanents, beaucoup dorment dehors. Les façades lépreuses tachées de rejets de gasoil tentent de faire bonne figure. L'Histoire était là, l'Histoire est repartie, reviendra peut-être visiter un peuple soudain orphelin, abasourdi. Ils s'amassent dans des bus archaïques, qui feraient frémir tout Grenelle de l'environnement. Cela ne leur fait ni chaud ni froid, ils y sont habitués. Qui suis-je, pour les juger? Exilé de la confortable quiétude sécuritaire et élitiste de mon village bavarois, un pays qui n'est même pas le mien, non plus? Ils vivent ici, ils sont comme nous, en définitive. Ils lisent des livres, s'intéressent pour la politique, pleurent à la fin d'"Autant en emporte le vent", payent des impôts, ont une vie salairée, une famille, des enfants. Ils aiment, aussi, surtout. Feraient tout pour leurs enfants, également emmitouflés de bonnets tricotés et d'écharpes bariolées, comme leurs voisins, courant dans la neige avec cette joie lumineuse et le temps qui n'existe plus, alors.

A la recherche de l'humanité, j'ai rencontré beaucoup qui seraient volontiers humains. Je n'en suis pas, j'ai accepté ma destinée (r)évolutionnaire. Je les regarde, de l'extérieur, impassible et impartial. Des petits paysans parvenus étriqués du sud-est de l'Allemagne et des hongrois abattus, j'ai fait mon choix. Car comme le chantait Sting, il y a longtemps, à d'autres époques, depuis révolues, les hongrois aiment aussi leurs enfants. Peut-être plus qu'ici. C'est ma damnation, c'est une chance pour mon Fils.

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