lundi 10 décembre 2007

I love that stuff

Qu'existe-t-il au monde de plus misérable que ce petit dimanche discret, lendemain de fête baigné encore d'insomnie alcoolisée, commencé à midi, sous une pluie discrète mais tenace et un ciel indécis? Qu'existe-t-il aussi de plus beau dans cette médiocrité célibataire, que cette possibilité simple et indéniable de rester chez soi, sans mauvaise conscience de ce fait, à aligner les choses les plus inutiles et secondaires pour en faire son emploi du temps? Genre: trier sa collection musicale, se rendre compte que MC Solaar a glissé entre Massive Attack et Metallica, en rire, simplement. Genre: rejouer deux minutes à ces vieux jeux de guerre étudiants, du temps où le prix du polygone se faisait encore lourdement sentir, puis éteindre la machine, blasé. Genre: se concentrer profondément en fixant la porte du congélateur, en espérant une illumination, rejouer Bernadette Soubirou dans sa cuisine, puis saisir la poignée et ne pas même trouver une hostie surgelée mangeable.

Et puis le ciel s'éclaircit, un soupçon de lumière illumine soudain la rue qui n'en demandait pas tant, au-dehors. C'est dimanche, on aère pour chasser cette odeur de coyote fauve qui s'est incrustée durant la semaine de vie passagère ici. Et le bruit du dimanche se fait plus insistant. Et le téléphone sonne. C'est un allemand. Le seul allemand de qui j'accepte des coups de téléphone le dimanche, s'entend. Il s'ennuie. Tu m'étonnes. Pourtant il aurait tout pour être heureux... en théorie. En pratique bavaroise... non. Alors je me rappelle la fenêtre, ce frisson d'air de tout à l'heure, je m'ébroue, je lui dis qu'on devrait sortir prendre l'air, tiens. L'idée est plébiscitée, même par sa blonde. D'aucuns s'offusqueraient du terme "sa blonde
". Rien de dépréciatif, non, vraiment: c'est bien simple, ici, pour des raisons génétiques ou politiques ancestrales, la majorité des créatures femelles autochtones sont blondes. Moins qu'en Suède, mais pas mal quand même. Il prend même l'initiative de héler son copain bulgare. Alors je suis pris au piège en raccrochant: ils vont arriver, il faut que je quitte ce pantalon ridicule mais fonctionnel, que je lisse ma fourrure, un peu, pour sortir au-dehors, dans le grand et vaste monde, mais d'abord dans une petite auto où quantités de bouteilles plastiques consignées tressautent dans le coffre au gré du tangage à chaque virage cahotant de la conduite brusque de l'autre. Jusqu'au parking devant le château et l'entrée du parc.

La foule des dimanches s'est amassé là, puis à nouveau éparpillée. Une collection de plaques d'immatriculations. Un bus, deux, déchargent quelques touristes. Un asiatique nous demande dans un surprenant allemand si nous ne pourrions pas faire une photo de lui, nous tend un appareil digital rose métallisé. Il veut faire une photo, juste, on lui explique que ce serait peut-être mieux s'il y avait quelque chose d'intéressant derrière lui, pas seulement un angle concave de la façade extérieure, décoré d'une gouttière descendante. Peut-être un peu de perspective, tout du moins. Le château, écrin géométrique et froid de quelques tentures et peintures poussiéreuses, est en rénovation. Pas photogénique. Il repart, après deux photos d'une invention approximative. Je suggère au bulgare que c'eût été plus intéressant d'essayer de convaincre ce touriste d'enlever ses chaussures pour aller dans le premier bassin du jardin pour faire une superbe photo, attendre son immersion partielle et partir en courant avec la caméra. Il me regarde bizarrement, comprend, étend ce concept qui le séduit, verbalement, durant le quart d'heure suivant.

Le parc en hiver pourrait être triste, mais non, cette boue a quelque chose de familier. Cela faisait bien longtemps, tu sais. Où je courais ici, avec Petit Coyote. Où nous chassions, père et fils, les oies cendrées, les cygnes et les dindons trapus. Là où, avec sa mère... pardon, je m'égare. Bien longtemps, en effet. Les arbres sont nus, stoïques. Les badauds en pyjama / jogging, accourent, s'étirent sur les rambardes des ponts. Au loin, un jogging fluorescent poursuit un landau, lancé à pleine vitesse sur la plaine. Des quinquagénaires agitent en rythme des bâtons de ski pour se donner un genre en marchant vite. Pardon, on me fait signe que c'est une activité de plein air très sérieuse et très physique, appelée Nordic Walking®. C'est marrant, pas beaucoup d'enfants, aujourd'hui. Ah si, là, une paire. Et là, un point de vue. Une butte, surélevée de 3m par rapport à la plaine environnante, abrite un abri de bois enluminé de graffitis pétants. La vue dont on jouit là est tellement anecdotique que ce serait du gâchis que d'y consacrer plus de temps.

Mes compagnons sont réservés, marchent en formation, échangent quelques mots, se chambrent mutuellement, enfin surtout les mâles. Moi, je n'entretiens pas de conversation. Le coyote n'est pas un animal de meute. Comme c'est une petit meute, je fais des efforts, de temps en temps, mais finalement on est bien, là, à regarder l'automne finissant en évitant les flaques. Une belle meute, criblée de problèmes de couple, d'avenir vacillant et de questions que l'on se pose, incessamment, comme si ce devaient être les dernières. Au moins, j'ai les problèmes de couple derrière moi, je me contente de pourchasser mollement et d'une conviction convalescente quelques illusions. Et je photographie les arbres. J'ai dû être un arbre dans une vie antérieure. On regarde les baraques éparses dans le parc. La meute élabore des théories, le plus souvent graveleuses et d'un niveau moindre. Je ne suis pas d'humeur, j'en rajoute juste mollement, pour faire bonne figure. Non, je regarde ces étendues, ce lointain, ces frémissements d'herbe et ces senteurs qui caressent mon museau. Je sens ce fourmillement dans mes griffes, dans mes muscles. J'inspire. Quelque chose de lointain, de passé, proche à nouveau, insaisissable, indispensable.

Non, je vous aime bien tous les deux, mais je n'irai pas manger de Plätzchen chez vous, même si vous les avez fait maison, je veux bien le croire. C'est gentil de me ramener, par contre. Non, je ne suis pas un chacal, je suis un coyote, je vous l'ai déjà dit. Le coyote est une créature solitaire (ou monogame quand cela se présente), qui suit principalement son intérêt. Rien d'autre. N'attendez rien du coyote, car à ce moment il n'attend rien de vous. Il est dans son monde, loin, comme drogué. Mais on se reverra avant Noël, soyez-en sûrs, et il serait fort possible que l'on mette ce plan pour la Saint-Sylvestre à exécution.

Voilà, ils sont repartis. Le frigo n'a pas bougé, laid par avance de vide glacé. MC Solaar est là où bon lui semble. Les Chemical Brothers dépassent du rayon. Un signe.

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